Enfant, je donnais à mes jeux une dimension atavique en m’inventant des racines. Dans ma cabane, au fond du bois qui entoure la maison de campagne que mes parents louent toujours, je n’étais pas un indien; j’étais le dernier représentant d’une tribu millénaire, aux valeurs et aux traditions ancestrales. Ces valeurs, ces traditions, je les présentais consciencieusement au fur et à mesure que je les inventais, à un interlocuteur aussi imaginaire qu’intéressé à découvrir, dans mon récit, mes mœurs immémoriales. Un canif à la main, je devenais, le temps d’un monologue intérieur, l’héritier d’une tradition coutelière. J’expliquais en détail ce que ce couteau représentait pour moi, comment cette lame d’acier, fruit du travail et du savoir-faire de plusieurs générations familiales, constituait un véritable prolongement de mon être.
Je ne crois pas être matérialiste, en ce sens que je ne recherche pas la satisfaction dans le matériel. Il me semble d’ailleurs que le seul fait d’être en train de l’écrire sur mon carnet en atteste : l’écrivain tente de saisir ce que le monde possède; le matérialiste tente de posséder ce qu’il peut saisir dans ce monde.
Je crois que le détachement des choses dont je fais preuve aujourd’hui interdit de taxer de matérialisme le gamin de 10 ans que j’étais alors. Pourtant, c’est souvent un objet qui servait de médium à mon histoire. J’inventais à cet objet des origines, sûrement plus glorieuses que l’usine d’où il devait sortir, et appuyais mon récit dessus, comme si j’avais besoin de matérialiser un tuteur pour laisser pousser ma légende qui, partant du terreau fertile de mon imagination enfantine, s’élevait sans fin à la façon du haricot magique. Moi, comme Jack, je m’empressais d’en monter les branches et de remonter le temps dans l’espoir de trouver le trésor coutumier d’un ogre fainéant qui me permettrait de m’extraire à jamais de ma condition de déshérité traditionnel.
Même en quête d’un trésor, je ne crois pas avoir déjà ressenti le besoin d’appuyer mes inventions sur des objets de valeur. La noblesse de mon bric à brac tenait de son histoire et non de son prix. Je m’efforçais toujours de trouver dans le garage de mon père un objet usé par le temps et visiblement plus vieux que moi, auquel je puisse solidement rattacher ma filiation. Une vieille clé, rouillée et noircie, une paire de gants de cuir patinés par le temps, ou encore mieux que tout : un vieil Opinel à la lame oxydée et ébréchée. Avec un peu de chance la goupille de sécurité grippée empêchait l’acier de se replier, transformant un vieux couteau de poche en authentique dague, dont les armoiries familiales, autrefois gravées dans le manche, avaient aujourd’hui disparues, usées par les mains de plusieurs générations. Alors que je me racontais des racines fraichement inventées, je tenais l’Opinel dans le creux de ma main, le serrant fermement; il s’agissait réellement du dernier lien qui m’unisse à mes ancêtres. Du pouce, je caressais lentement le manche, comme pour ressentir les vibrations de ma généalogie, ou, plus probablement pour m’assurer de participer un peu à l’usure du temps, de laisser moi aussi une trace dans la patine.
Encore aujourd’hui, même si je ne leur invente plus une histoire que je vis par procuration, j’ai gardé un rapport étonnement tactile avec les choses. Je suis particulièrement sensible à l’ergonomie des objets. Je passe ainsi un temps non négligeable la main au fond de ma poche, à tenir mon couteau suisse – c’est quand même plus polyvalent que l’Opinel rouillé – à le parcourir de mon pouce en espérant le patiner afin, qu’au fil du temps, il me raconte un jour une vie que j’aurais vécue.
Cela fait un certain nombre d’années que j’ai un couteau suisse. Mon père m’avait d’ailleurs donné le sien alors que je ne devais pas avoir plus de douze ans. Il avait une belle entaille sur le plastique rouge du manche qui lui conférait une certaine authenticité, une sorte de used credibility. Même s’il n’était pas neuf lorsque je l’ai eu, je peux me vanter de l’avoir également usé. Hélas, si peu attaché aux choses que je le suis, j’ai fini par le perdre, tombé de ma poche dans l’obscurité englobant un feu de camps, glissé entre les sièges d’une voiture, ou oublié sur une table en soirée, le décapsuleur encore sorti. Quel qu’ait été son sort, je ne l’ai plus, je le regrette, et il en est de même pour les six autres Victorinox et Wenger que j’ai eu par la suite. Je n’ai mon couteau suisse actuel que depuis quatre ans; il passe autant de temps au fond de ma poche que dans le creux de ma main. La croix helvète marquée dans le manche rouge a perdu son tracé blanc, et il faut passer le doigt sur le plastique pour sentir qu’elle est encore là; le sel de la Mer des Caraïbes a laissé quelques traces de corrosion sur les montants et ressorts; un clou récalcitrant a constellé un côté du manche de petits picots et, fierté ultime du distrait possesseur de couteaux suisses que je suis : j’ai réussi à conserver la pince à épiler et le cure-dent qui se glissent entre le canif et le manche, et qui sont encore plus facile à égarer que les couteaux eux-mêmes. Mon couteau a une grande valeur à mes yeux et il porte encore parfois en lui le poids historique de ma dague savoyarde d’enfant.
Si d’une manière générale le couteau a toujours occupé une place particulière dans les histoires que j’inventais, comme dans celle que j’ai pu vivre, c’est que l’objet porte en lui-même une symbolique forte. Déclinable à l’infini, le couteau est le vecteur idéal de toutes sortes de récits. Il peut être rassurant dans la main du grand-père qui tranche le saucisson, ou inquiétant dans celle du type qui en veut à votre portefeuille; la lame virile du chasseur peut-être élégante, voire romanesque lorsqu’elle est maniée par un gentilhomme de bonne lignée. Je ne sais pas si c’est cette vision, paradoxalement fédératrice que j’ai de l’acier tranchant, qui a fait que j’ai toujours eu un couteau ou bien l’inverse. Le fait est que j’ai accumulé les canifs.
Peu superstitieux, je m’en suis acheté quelques-uns et m’en suis laissé offrir beaucoup. Le premier d’entre eux était imaginaire. « Mon canif » était le titre d’un livre pour enfant que ma mère me lisait. Il racontait l’histoire d’un frère et d’une sœur qui s’étaient fait offrir par leurs grands-parents un petit couteau de poche chacun. Grâce à celui-ci, ils pouvaient tailler des écorces d’arbres pour en faire des bateaux, ou encore déterrer des petits cailloux du sol pour les mettre à l’abri dans leur poches; autant de choses qu’il m’était impossible de faire sans ce formidable ustensile. L’histoire se réalisa pour moi lors d’un voyage à Paris. Mes grands-parents nous avaient emmenés, avec ma cousine, passer le week-end dans un bel hôtel et nous avions eu le droit à la tournée des grands ducs : taxi, bateau-mouche, Champs Élysée, Arc de Triomphe, Tour Eiffel…
Nous avons dû rester une grosse demi-heure en haut de la Tour Eiffel, à admirer à la jumelle le spectacle de l’horizon découpé par l’architecture, le Sacrée Cœur, la Tour Montparnasse, les jardins du Trocadéro. À nouveau les pieds sur terre, je regardais d’en bas ce symbole de Paris et de la France qui semblait se dresser en l’air comme un majeur au monde, avec un air de dire : « on est vieux, prétentieux et arrogants, mais on a la Tour Eiffel et on vous emmerde! ».
Après quelques pas, mon grand-père posa sa main sur mon épaule. Une main légère, ferme et assurée, qu’il tient – mon grand-père se porte encore très bien – tant de son passé de basketteur professionnel que de son talent, toujours bien actuel, pour le dessin.
« - Tiens, c’est pour toi. Mais sois prudent, ne te fais pas mal, ok? Je ne veux pas me faire engueuler par tes parents! »
Je prenais le canif jaune vif dans ma main et embrassais mon grand-père en le remerciant. Plié, ce petit couteau devait mesurer sept ou huit centimètres, pas plus. Il était tout plat, avec une lame en acier très fine qui rentrait dans un manche en plastique sur lequel était gravé une Tour Eiffel dorée et l’inscription « Paris ». Je doute que mon grand-père l’ait acheté à l’un des bana-banas, ces vendeurs ambulants, d’origine africaine, qui arrêtaient les touristes au pied du monument. Il a toujours été un peu vieux jeu par certains aspects; j’ai du mal à lui en vouloir, c’est une autre génération et puis, c’est mon grand-père. Je pense plutôt qu’il avait profité du temps qui m’était imparti par la pièce de dix francs qu’il avait glissé pour moi dans la jumelle, pour aller faire un tour au magasin de souvenirs, et m’en ramener un, que j’ai perdu depuis, mais toujours pas oublié.
Canifs