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Il doit être autour de 4h30 lorsque j’arrive. À la radio, le flash info qui entrecoupe le programme musical de la nuit commence juste. Je me suis un peu perdu dans la zone industrielle, mais l’enseigne à côté du portail semble correspondre au nom que m’a donné l’agence d’intérim. Il n’y a pas grand monde, peut-être une quinzaine de voitures éparpillées sur les 150 places que doit contenir le parking. Je me gare derrière l’une d’elles, coupe le moteur et éteins mes feux. Seule la lumière blanche des puissants lampadaires éclaire le stationnement et l’angle d’un énorme bâtiment en taule encore plongé dans la nuit. Avec le moteur, la radio s’est coupée et le silence se fait peu à peu autour de moi. J’entends bientôt les bruits sourds qui s’échappent de l’usine. Tout le haut du bâtiment est vitré et la lumière intérieure colore en orange les hauts carreaux rectangulaires. Une fumée laiteuse s’échappe, en discontinu, par le bas de quelques fenêtres entrouvertes. Les volutes disparaissent ensuite dans la clarté blanchâtre du réverbère le plus proche, avant de réapparaitre sur le fond noir qui délimite le faisceau. Sur ma gauche, je perçois le bip-bip de l’avertisseur de recul d’un semi-remorque. Il vient d’enclencher la marche arrière pour s’acculer au quai de chargement de l’entrepôt voisin. La manœuvre accomplie, le conducteur sort de sa cabine et disparait derrière le camion.


J’attrape une cigarette. La flamme du briquet pique mes yeux encore gonflés de sommeil, avant d’être aspirée par le bout de ma clope, dans le crépitement des brins de tabacs qui rougissent mon reflet dans le pare-brise. J’inhale puissamment la fumée. Retiens mon souffle, puis la laisse sortir lentement de ma gorge et déborder sur ma lèvre supérieure, en montant le long de mon visage, suivant mes traits tirés. Le voile blanc s’élève devant mes yeux et masque entièrement le décor qui m’entoure. L’entrepôt, l’usine, le parking, tout disparait dans le brouillard. Tout est blanc. Malgré mes efforts pour le retenir, l’écran brumeux se dissipe bientôt. Derrière lui, dehors, le décor n’a pas bougé. Le parking, l’usine, l’entrepôt, sont toujours là, dans l’obscurité. À l’horizon, au-delà de la nationale sur laquelle se déplacent les feux arrières de quelques voitures qui se suivent, une clarté linéaire semble à présent pâlir la nuit. Je ne sais pas si cette ligne laiteuse, qui se mélange à la nuit, était là à mon arrivée, attendant que mes yeux s’habituent à l’obscurité laissée par mes phares en s’éteignant. Mais en voyant le jour se levé, alors qu’il est temps pour moi d’aller m’enfermer dans une fabrique de je ne sais quoi, répéter je ne sais quelle tâche, j’ai le sentiment de comprendre l’absence mélancolique qui voile les yeux de Bela Lugosi et le regard de Dracula, lorsque contraint par les premiers rayons du jour, il va se terrer dans son cercueil. Comme le vampire, je ne verrai pas le soleil se lever, et comme lui, je ne peux m’empêcher d’être triste.


Tout le monde aime le lever du soleil, les ouvriers comme l’aristocratie transylvanienne. C’est un moment où tout semble possible, à imaginer. Les ténèbres se retirent et le jour, dans une confiance immature et naïve, ose encore colorer le ciel de couleurs criardes, dont la franchise et la gaieté seront bientôt à nouveau ternis par la morosité des heures qui se seront écoulées.  Depuis toujours, les hommes perçoivent les premières lumières du jour comme une source d’espoir, la lueur au bout du tunnel nocturne, dans laquelle chacun peut voir briller ses propres espérances. Les premiers hommes, du fond de leurs cavernes, voyaient sûrement en l’aurore un objectif de survie à court terme. Ceux qui finissent leur nuit dehors, sur la chaleur artificielle d’une bouche de métro ou d’un litre de piquette, doivent à cet instant partager la même vision, malgré des milliers d’années d’évolution… Il semble que Darwin ait omis de prendre en compte des facteurs aussi déterminants que la crise du logement, le chômage ou l’exclusion, dans l’élaboration de sa théorie. L’insomniaque quant à lui, voit l’aube comme la fin de ses tourments solitaires, le moment où il ne sera plus le seul à ne pas dormir. Au lever du jour, comme un joueur de tambour qui ramasserait la baguette qu’il venait d’échapper, il reprend la partition au vol et se cale à nouveau sur le rythme du reste de la fanfare, pour quelques heures, quelques mesures, avant que le crépuscule ne lui fasse inévitablement tomber son instrument des mains. Même le bon père de famille, qui se couche tôt et à qui « la nuit porte conseil », devra attendre l’aube pour mettre en application ses précieuses recommandations. Le petit matin est à ce point porteur d’espérance que nombreux sont ceux qui préfèreraient mourir dans leur sommeil. On comprend aisément qu’un mourant ait plus de mal à accepter son sort après que les premiers rayons du soleil lui aient fait miroiter tant d’espoirs.


En me dirigeant vers l’entrée de l’usine, j’ai l’impression qu’on me vole mon aurore. Pire, j’ai le sentiment d’être le seul auteur de cet intolérable larcin. D’agir sans complice. C’est moi qui me suis levé à 3h et qui ai conduit jusqu’ici. C’est moi à présent qui marche en direction de l’entrée du personnel, chaussures de sécurité aux pieds. À cet instant j’ai la sensation de marcher vers cette porte depuis toujours, sans jamais avoir eu le courage de quitter la route, ni même de regarder où elle menait. Au lycée, en école d’archi’, et même l’an dernier, alors que j’étais salarié dans une étude New-Yorkaise, entouré d’opportunités professionnelles, je me suis toujours débrouillé pour n’être que moyen. Comme si je me contentais de rassurer les autres – et de me rassurer moi-même – sur mon intelligence et mes capacités, je me suis toujours débrouillé pour atteindre sans difficultés un niveau tout à fait correct, sans jamais aller au-delà, m’interdisant ainsi tout accès à la confiance nécessaire à tout accomplissement, et empêchant par la même qu’on prête attention à moi ou à quelconque de mes talents. Mes parents, mes amis, mes collègues de travail, personne ne s’est jamais vraiment fait de souci quant à mon avenir. « Il n’est pas bête », « il est futé », « il s’en sortira toujours »… Moi-même je ne m’inquiétais pas. J’étais sûr que je retomberais toujours sur mes pattes, que mon diplôme m’assurerait toujours un petit 2000€ à la fin du mois. Seulement, cela fait quelques mois que ce n’est plus le cas et je compte à nouveau sur un petit boulot pour emmener ma copine au restaurant. J’en suis au même point qu’il y a dix ans.

Arrivée matinale

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